La Fed combat-elle l’inflation avec des œillères ?

16 février 2023 | Atul Bhatia, CFA


Partager

La Fed ignore-t-elle les indicateurs d’inflation encourageants et accorde-t-elle trop d’importance à ce qu’elle considère comme des signes de surchauffe du marché du travail pour justifier une politique plus restrictive ?

young woman at job interview

« Cette fois-ci, c’est différent » est une phrase qui a coûté cher aux investisseurs ; elle les a incités à passer à un modèle d’évaluation du prix fondé sur le nombre de clics aux débuts d’Internet ou à ignorer le déséquilibre des monnaies en Asie à la fin des années 1990.

D’un autre côté, les investisseurs et les décideurs doivent déceler le moment à partir duquel les hypothèses sous-jacentes ne tiennent plus la route ; l’un des principaux facteurs de la crise financière mondiale a été de ne pas avoir su reconnaître que l’évolution des normes de crédit hypothécaire avait changé la nature du risque de défaillance et des pertes potentielles dans le secteur du logement.

Bien que les enjeux actuels ne soient pas comparables à ceux de la fin des années 2000, nous croyons que les décideurs sont en train de commettre une erreur semblable concernant l’inflation, l’étroitesse du marché du travail et la réponse politique appropriée.

Prenons les données publiées cette semaine sur l’inflation mesurée par l’indice des prix à la consommation (IPC) en janvier. L’augmentation des prix est principalement attribuable aux coûts du logement, une composante décalée par rapport à la réalité économique, puisque la hausse des loyers ne prend effet qu’à la signature d’un nouveau bail. Le président de la Réserve fédérale (Fed), Jerome Powell, a déjà reconnu cette lacune et insisté sur l’importance de l’IPC des services de base hors logement, une mesure qui a enregistré une maigre progression de 0,27 pour cent en janvier. Même en tenant compte des coûts du logement artificiellement élevés, janvier a été le septième mois consécutif de ralentissement de l’inflation sur un an.

Les dirigeants de la Fed choisissent cependant d’ignorer ces indicateurs d’inflation encourageants – et les nombreux signes d’un ralentissement généralisé de l’économie – et accordent plus d’importance à ce qu’ils considèrent comme des signes de surchauffe du marché du travail pour justifier une politique plus restrictive. Bien compris, ces signes sont à notre avis moins inflationnistes que semblent le croire les décideurs, mais les biais institutionnels empêchent la banque centrale d’y voir une occasion.

Facteur clé de l’inflation et ralentissement de la croissance des salaires
La Réserve fédérale se fait muette quant à sa mesure de prédilection
IPC des services de base hors logement, indicateur avancé du Conference Board pour les États-Unis et indice du coût de l’emploi

Le graphique linéaire montre l’évolution de l’IPC des services de base hors logement, de l’indicateur avancé du Conference Board pour les États-Unis et de l’indice du coût de l’emploi entre 2017 et le 31 décembre 2022. Les trois mesures sont en baisse par rapport à leurs sommets de 2022, et les chiffres des deux premières mesures sont maintenant égaux ou inférieurs à avant la pandémie. L’indice du coût de l’emploi dépasse les niveaux prépandémiques, mais n’était qu’à 1 % fin 2022, contre 0,7 % fin 2019.


Indice avancé du Conference Board – États-Unis (g.)

Indice du coût de l’emploi (dr.)

IPC des services de base hors logement (dr.)

Sources : RBC Gestion de patrimoine, Bloomberg ; données trimestrielles jusqu’en décembre 2022, et données de l’IPC hors logement de janvier 2023

Le piège de l’emploi

Le plus récent rapport sur les emplois non agricoles a révélé la création nette de plus de 500 000 emplois en janvier 2023, ce qui dépasse les projections les plus optimistes d’un sondage mené par Bloomberg avant la publication des résultats. Cette croissance est probablement en partie attribuable à une aberration statistique liée à la désaisonnalisation ; nous nous attendons donc à ce que ces effets s’inversent au cours des prochains mois. Cependant, le nombre d’emplois créés selon les données fournies par les entreprises est étayé par le sondage auprès des ménages, selon lequel de plus en plus de personnes au sein de la population active n’ont aucune difficulté à trouver un emploi. Par conséquent, nous ne risquons pas de nous tromper en affirmant que le nombre d’employés a considérablement augmenté en janvier, même si les chiffres officiels surestiment probablement la croissance.

Reste à savoir ce qui alimente la vigueur de l’emploi : est‑ce la hausse inflationniste du côté des employeurs, prêts à payer du personnel additionnel, ou la poussée de l’offre moins inflationniste du côté de la main-d’œuvre étant donné que la hausse des prix à la consommation incite certains travailleurs inactifs à retourner sur le marché du travail ? Elle s’explique à notre avis par ces deux facteurs, bien que le fléchissement des pressions haussières de l’offre a sans doute contribué le plus à l’embauche en janvier. Ce point de vue s’appuie sur la hausse des taux d’activité des travailleurs et l’accroissement rapide de l’endettement par cartes de crédit des ménages.

Il est également difficile d’établir un lien entre l’embauche en contexte inflationniste et d’autres comportements des entreprises. Les responsables du crédit du secteur bancaire font état d’un recul de la demande de prêts commerciaux. En outre, les sondages révèlent un recul de la confiance des propriétaires et des dirigeants d’entreprise. Ces sentiments et ces comportement ne concordent pas vraiment avec une hausse des salaires. Cette tendance n’est pas non plus très inflationniste. L’indice trimestriel sur le coût de l’emploi du Bureau of Labor Statistics des États-Unis – qui offre selon nous les meilleures données des États-Unis sur la rémunération des employés – a dénoté un ralentissement de la hausse des salaires à un pour cent au quatrième trimestre 2022. Il est possible que les employeurs aient offert des salaires plus concurrentiels en janvier, mais cela ne cadre pas avec leurs perspectives de croissance et leur comportement d’emprunt.

Plus d'inquiétude, moins de crédit et licenciements
Un contexte favorable à une croissance inflationniste ?
Demande de prêts commerciaux et industriels aux moyennes et grandes entreprises, suppressions d’emplois annoncées et données de l’indice d’optimisme des petites entreprises de la NFIB

Le graphique linéaire montre l’évolution de la demande de prêts commerciaux et industriels aux moyennes et grandes entreprises, selon le sondage réalisé auprès des premiers agents des prêts par la Réserve fédérale, par rapport aux suppressions d’emplois annoncées dans le Challenger Report et aux données de l’indice d’optimisme des petites entreprises de la NFIB. Il laisse voir que la demande de prêts a atteint son niveau le plus bas depuis le début de la pandémie, tandis que le nombre de suppressions d’emplois annoncées est passé de 21 000 en mars 2022 à plus de 100 000 en janvier 2023. L’indice d’optimisme des petites entreprises est à son niveau le plus bas depuis juin 2022 (90,3 aujourd’hui, contre 89,5 en juin).


Croissance de la demande de prêts, grandes et moyennes entreprises (en %, g.)

Suppressions d’emplois annoncées (en milliers, g.)

Indice d’optimisme des petites entreprises de la NFIB (dr.)

Sources : RBC Gestion de patrimoine, Bloomberg ; demande de prêts commerciaux et industriels fondée sur l’enquête de la Réserve fédérale auprès des responsables du crédit ; données trimestrielles jusqu’en décembre 2022 et données de janvier 2023

Secouer les données

Alors que les dernières données sur les emplois non agricoles semblent ambigües, le sondage sur les postes à pourvoir et le roulement du personnel (le sondage JOLTS) dépeint, à notre avis, un portrait trompeur. M. Powell a déclaré que les postes à pourvoir par personne disponible est une mesure que les décideurs suivaient de près. Le problème, selon nous, est que ces données sont fort probablement fausses, et ce, en raison de la conception du sondage. Le Bureau of Labor Statistics l’a conçu dans les années 1990. Il utilise une définition à trois volets de « poste à pourvoir », dont la principale contrainte est qu’un employeur doit être en recrutement actif. Au siècle dernier, cela signifiait habituellement de dépenser pour publier des offres dans les journaux. De nos jours, une offre d’emploi de base sur Internet ne coûte rien. C’est donc sans surprise qu’il soit beaucoup plus facile pour une entreprise d’annoncer des postes à pourvoir ; même si les données probantes se font rares, une étude a révélé une baisse de 40 pour cent des offres d’emploi après qu’un site Web a offert l’affichage gratuit. Une telle baisse de 40 pour cent des offres d’emploi ferait passer la mesure de la Fed d’un sommet historique de 1,9 poste à pourvoir par travailleur à un ratio plus raisonnable de 1,15.

Par ailleurs, la corrélation entre postes à pourvoir et salaires est boiteuse. Pendant au moins deux décennies avant la pandémie, la croissance des salaires d’une année sur l’autre était relativement faible. Les employeurs avaient donc une bonne idée de ce que la rémunération leur permettrait en termes d’embauches. La pandémie a changé la donne et cette visibilité s’est brouillée puisque les salaires courants ont grimpé rapidement. Par conséquent, au moins une partie des postes à pourvoir à l’heure actuelle le sont réellement, mais seulement en contrepartie de salaires moins élevés et moins inflationnistes.

Biais à tenir pour vrai

À notre avis, les erreurs potentielles sont rendues particulièrement pernicieuses en raison des mesures incitatives de la Fed, pour l’institution et les individus. Ultimement, les banques centrales peuvent causer une récession inutile en appliquant une politique monétaire trop restrictive et en ressortir avec une réputation – et une crédibilité – intactes, voire plus solides. L’inverse est faux. Assouplir la politique trop rapidement et laisser l’inflation repartir pourraient entacher de façon permanente la réputation de la banque centrale et de ses dirigeants. Dans ces circonstances, il est peu probable que M. Powell et ses collègues considèrent les données à venir sans tenir compte de ce risque ; ils s’en tiendront vraisemblablement à l’interprétation la plus pessimiste pour justifier une politique restrictive.

Aussi douloureux soit-il de le reconnaître, nous croyons que la situation est un peu différente cette fois-ci et que les investisseurs sont contraints de faire acte de foi : soit les recruteurs américains embauchent massivement malgré le ralentissement de la croissance et les perspectives pessimistes, soit le nombre d’emplois créés qui a été publié est trompeusement élevé et moins inflationniste que ce que le passé pourrait nous le laisser croire.

Nous pensons que les œillères institutionnelles de la Fed l’ont amenée à croire à la seconde possibilité, ce qui augmente le risque d’une politique trop restrictive.


Ressources pour les recherches 

Déclarations exigées 

Au Québec, les services de planification financière sont fournis par RBC Gestion de patrimoine Services Financiers. qui est autorisé comme une société de services financiers dans cette province. Dans le reste du Canada, les services de planification financière sont disponibles à travers RBC Dominion valeurs mobilières.