Davos 2020: Enjeu planétaire

30 janvier 2020 | Économique RBC


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En 1971, lorsque des chefs d'entreprise se sont rencontrés pour la première fois à Davos, le monde était très divisé.

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Par Dave McKay

En 1971, lorsque des chefs d’entreprise se sont rencontrés pour la première fois à Davos, le monde était très divisé. Le capitalisme allait-il tenir ? Les États-Unis reculaient face au communisme ; les populations adhéraient au socialisme, pas aux politiques monétaires ; et les jeunes s’opposaient aux multinationales qui dictaient les règles du commerce mondial.

Le capitalisme l’a emporté, et pour la vaste majorité des gens, le monde est devenu plus ouvert, plus savant, plus novateur et – selon la plupart des indicateurs – plus prospère. La semaine dernière, pourtant, le 50e Forum économique mondial de Davos a révélé une nouvelle fracture. Après un demi-siècle de mondialisation, de règles et d’ambitions qui, depuis la fin de la Guerre froide, ont accompagné l’entrée dans l’ère d’Internet et l’arrivée des appareils mobiles, maintenant omniprésents, le monde, confronté à de nouveaux défis, se questionne de plus belle. Et une fois de plus, la nouvelle génération réclame qu’on agisse. Le capitalisme peut-il encore relever le gant ?

Cette cinquième participation au Forum m’a ouvert les yeux : les appareils géopolitiques et les systèmes économiques sont des plateformes de lutte pour aborder le grand virage à venir et en encaisser les profonds contrecoups. Au cours des années 2020, à mesure que nos sociétés relèveront le défi des changements climatiques et que seront exploitées les possibilités qu’offrent les technologies intelligentes, on pourrait assister à une restructuration des économies et des secteurs d’activité. Seulement, qui sera l’artisan du changement ? Plus que jamais, le secteur privé va devoir redoubler d’efforts.

Voici quelques constats que j’ai faits à Davos.

1. Les superpuissances sont les nouvelles superplateformes

En janvier, les magasins de l’artère principale de Davos se font les vitrines des lointains marchés, qu’ils se trouvent au Karnataka, le long de la mer Caspienne ou – spécialement cette année – en Arabie saoudite, en Ukraine ou au Canada (où prospère l’industrie du cannabis). Si la diversité de l’économie mondiale transparaît toujours dans les étalages à la Disneyland, cette année ce sont deux puissances moins visibles qui se sont fait le plus entendre : les États-Unis et la Chine, qui représentent 40 % du PIB de la planète. Comme le montre leur différend commercial, chacune essaie d’obtenir le statut de moteur de la croissance mondiale. Cela est d’une importance critique pour quiconque vise un champ d’action mondial, qu’il s’agisse d’éradiquer la maladie, de réduire les émissions de carbone ou de trouver de nouveaux marchés. Au-delà d’une course à qui deviendra le plus grand, il s’agit d’une confrontation entre deux modèles économiques : le capitalisme des parties prenantes et le capitalisme d’État.

Je faisais partie d’un groupe de PDG qui a rencontré le président Trump et des membres de son administration, tous convaincus que leurs politiques économiques ont dépassé les attentes et que leur recherche d’un ordre commercial reposant sur des accords régionaux et bilatéraux garantira le maintien en orbite de l’économie mondiale autour du capitalisme américain, soutenu par les marchés de capitaux new-yorkais, les laboratoires de la Silicon Valley et un secteur manufacturier en redressement. La Chine était moins visible à Davos, mais la guerre commerciale n’a pas fait perdre confiance aux dirigeants chinois que j’ai rencontrés. Leur détermination semble croître, au contraire. Selon un habitué, il faut peut-être attribuer l’absence de nombreux chefs d’État (ceux du bloc BRIC, par exemple) à l’organisation, par la Chine, du sommet Belt and Road, toujours tenu en avril (à Beijing l’an dernier, à Dubaï en 2020), qui pourrait devenir le nouveau Forum de Davos. À eux seuls, les sommets et le commerce n’expliquent toutefois pas l’essor de la Chine, pour qui le capitalisme d’État implique de s’étendre partout en Asie et jusqu’en Europe afin de créer des gisements de données qui feront d’elle l’OPEP de l’ère numérique. Du modèle qui dominera dans les années 2020 dépendra le sort de toute entreprise ou nation aspirant à la croissance.

2. La nouvelle voie à suivre par l’État

Dans un Occident vieillissant et en faible croissance, les États s’affirment avec un aplomb inédit depuis la dernière crise financière. C’est particulièrement le cas en Europe, où les gouvernements doivent composer avec des taux d’intérêt négatifs et le Brexit désormais imminent, qui pourrait pénaliser le plus grand marché commun de la planète. En ces temps d’incertitude, les dirigeants de l’UE sont descendus à Davos pour plaider pour une attitude plus volontariste de la part des États. Ursula von der Leyen a été claire : le continent ne fera pas de compromis au chapitre de la réglementation afin de faciliter la concurrence avec la Grande-Bretagne. La présidente allemande de la Commission européenne est prête à imposer des mesures commerciales à tout pays qui ne respectera pas les normes environnementales, sociales et du travail de l’Union. Au cours de la prochaine décennie, les Européens pensent même consacrer 1 milliard d’euros à une « vague d’investissements verts » devant laquelle les démocrates américains, avec leur Green New Deal, n’auraient qu’à bien se tenir.

Il y a un an à peine, de nombreux participants au Forum pensaient que les mécontentements à l’égard du capitalisme pourraient provoquer un retour au socialisme. Qui sait? Il a toutefois des défenseurs pragmatiques de l’intervention de l’État. La chancelière allemande Angela Merkel, par exemple, applique un modèle économique ni de gauche ni de droite, mais ancré dans la durabilité. « Nos façons de faire vont devoir changer », a-t-elle déclaré lors de son 12e Forum de Davos. Plus équilibrée qu’ailleurs, l’attitude de l’Europe à l’égard des marchés se manifeste aussi dans la cyberéconomie : malgré le fardeau financier qu’imposent leurs nouvelles réglementations concernant les données, les pays de l’Union en semblent satisfaits et ils sont bien décidés à imposer une taxe numérique aux géants d’Internet, par souci d’équité et de captation d’une juste part des revenus. Les tensions commerciales internationales ne faciliteront pas les choses et risquent d’ailleurs de s’aggraver quand la Grande-Bretagne essaiera de conclure des accords avec les États-Unis, puis la Chine, dans l’espoir d’en devenir la plaque tournante.

3. Le capitalisme de la finalité

Le thème central du Forum était « le capitalisme des parties prenantes », terme plutôt vague censé évoquer une conduite des affaires intelligente, durable et selon laquelle collectivités, clients, employés et actionnaires auraient tous voix au chapitre. Bref, la finalité passerait avant le profit. Ces 50 dernières années, le secteur privé a laissé à l’État le soin de fixer les règles et de percevoir l’impôt pour le bien de tous. Seulement, l’État inspirant moins confiance et les enjeux de société gagnant en complexité, les entreprises définissent elles-mêmes les orientations en matière d’environnement, de questions sociales et de gouvernance, afin de demeurer crédibles aux yeux des citoyens et de contribuer à la prospérité des collectivités. Immense défi ! Prenons par exemple le baromètre de confiance Edelman : se fondant en grande partie sur la stagnation des revenus, plus de la moitié des personnes sondées jugent le capitalisme plus nuisible qu’utile. « Le capitalisme d’antan, c’est terminé », a déclaré Marc Benioff, fondateur et PDG de Salesforce.com.

Des entreprises européennes et canadiennes ont déjà opté pour une conduite des affaires axée sur les fins, alors que leurs homologues américaines ou asiatiques ne font encore que s’engager dans cette voie. Satya Nadella, PDG de Microsoft, prône cette redéfinition du capitalisme. Selon lui, notre modèle économique – axé sur l’innovation et la mise à l’essai systématiques – constitue le système d’apprentissage le plus puissant au monde. Pour Satya Nadella, un tel système est plus que jamais nécessaire, vu la complexité croissante des enjeux. De son côté, Ajay Banga, PDG de Mastercard, estime que le secteur privé peut bâtir les partenariats et les réseaux qu’exigent ces mêmes enjeux. Il insiste sur l’action à grande échelle, qui sera peut-être la grande force des années 2020 et dont le vecteur le plus efficace s’est révélé partout être l’entreprise – les plateformes mondiales en sont une nouvelle preuve. Or, ce nouveau capitalisme et le réseau complexe de relations qu’il suppose vont obliger de plus belle les PDG à dépasser les limites de leurs organisations et secteurs d’activité pour s’intéresser à de nouvelles questions et travailler avec des alliés improbables afin de mondialiser leurs solutions grâce à la puissance et à l’essence de leurs entreprises. Et Ajay Banga de souligner que « les enjeux actuels réclament plus d’argent que ne peuvent en réunir les philanthropes et les gouvernements ».

4. L’imputabilité change de visage

Si le secteur privé veut jouer un rôle moteur au cours des années 2020, il devra se faire mieux accepter que jamais par la société, donc participer plus activement à l’élaboration de normes nationales ou internationales sur les résultats que doit obtenir l’entreprise en matière environnementale, sociale ou de gouvernance. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre que l’État endosse ce rôle. Cette année, le Forum et 140 multinationales ont lancé un programme de mesure et de présentation des progrès que réalisent les entreprises sur quatre plans (Principes, Personnes, Planète, Prospérité). Les grands cabinets comptables ont conçu 22 indicateurs. Correctement mis en œuvre, l’indice créé peut aider les collectivités, les groupes environnementaux, les organismes de réglementation, voire les employés à contraindre les entreprises à rendre compte de leur performance au-delà des simples résultats financiers.

En retour, le modèle peut aider le secteur privé – constamment en quête d’acceptation sociale – à mesurer ses progrès et ses résultats. Ce genre d’outil comporte toutefois des risques, notamment s’il y a déséquilibre entre les nombreuses variables prises en compte. C’était patent cette année à Davos, où les préoccupations environnementales ont éclipsé les questions sociales et de gouvernance. Rappelons ici que l’essor qu’a pris le populisme au cours de la dernière décennie est lié à l’incapacité de l’entreprise et de l’État à réparer le tissu social, mis à mal par la crise financière. La mauvaise gouvernance d’Internet a également été préjudiciable. Pour que le nouveau capitalisme trouve son équilibre, il faut considérer les inquiétudes sociales comme un tout et non comme les éléments discrets d’une simple grille de notation.

5. La nouvelle arithmétique du zéro émission

S’il fallait résumer le Forum en deux mots, ce serait ceux-là. Les entreprises – et tout un pays avec elles – peuvent-elles atteindre le « zéro émission », c’est-à-dire extraire de l’atmosphère plus de carbone qu’elles n’en émettent ? Cet hiver, les verts pâturages dans les vallées suisses de la région de Davos, témoignant des changements climatiques, ont servi de toile de fond aux avertissements de Greta Thunberg, qui était présente au Forum : l’histoire nous regarde et la nouvelle génération juge. Greta n’était pas la seule dans son camp. Le plus grand gestionnaire d’actifs de la planète, BlackRock, a annoncé qu’il allait désormais appliquer aux sociétés de ses fonds de placement des normes de durabilité beaucoup plus rigoureuses, notamment en ce qui a trait à la participation de l’entreprise à la réduction des émissions mondiales de carbone. Microsoft a déjà rehaussé la barre : sa politique d’émissions nulles, voire négatives, l’engage à compenser tout le carbone qu’elle aura produit dans son histoire. Peu d’entreprises ont calculé aussi rigoureusement que Microsoft les nouvelles émissions attribuables à leur simple existence. Si nous adhérons vraiment au concept de zéro émission, il reste beaucoup à faire.

Jusqu’ici, on cherchait surtout à réduire les émissions. Désormais, on s’intéresse aussi aux mécanismes de compensation, notamment de type naturel. Comment amener les océans, les terres et les forêts à absorber rapidement plus de carbone, pendant que l’industrie adapte ses méthodes et qu’évoluent les préférences des consommateurs ? Les participants au Forum ont annoncé un engagement audacieux : contribuer à la plantation d’un milliard d’arbres, soit un tiers de plus que n’en porte la Terre aujourd’hui. Ce ne sera ni facile ni gratuit. Les principales institutions financières mondiales – banques, caisses de retraite, gestionnaires d’actifs – s’efforcent en outre d’affecter davantage de capitaux aux entreprises et technologies axées sur la réduction des émissions, tout en se désolidarisant graduellement des grands émetteurs nets. Des directeurs financiers et des PDG de banques internationales m’ont dit que les gouvernements doivent en faire plus, imposer au secteur les règles de la durabilité, et fixer clairement le coût du risque, notamment le prix du carbone, afin que les marchés des capitaux et les exploitants d’entreprise s’occupent de ce qu’ils savent le mieux faire : optimiser l’affectation des ressources en raréfaction, piloter le changement et étendre l’innovation à l’échelle planétaire.

6. L’énergie : une équation délicate

Les sujets les plus controversés à Davos ont aussi été les plus importants. On y a discuté de la production et de la consommation d’énergie durant le prochain quart de siècle de manière à ce que les investisseurs et les consommateurs puissent prendre des décisions économiques rationnelles qui n’entraîneront ni catastrophe écologique ni bouleversement social. Pour y parvenir, il nous faudra plus de rationalité et moins d’émotions parce qu’aujourd’hui, l’équation est insoluble. L’Arabie saoudite, pays producteur de pétrole à faibles coûts et émissions, a envahi Davos de panneaux publicitaires et de salons de thé pour redorer son image alors qu’elle demeure l’un des plus importants exportateurs de pétrole au monde. Le Royaume est bien placé pour faire face à toute transition énergétique. Les États-Unis, qui ont su innover afin de devenir le plus grand producteur mondial de pétrole, ne font pas marche arrière eux non plus. Et il y a la Chine, dont les projets pourraient annuler tous les efforts dans le monde pour réduire l’empreinte carbone. Un spécialiste de la Chine a affirmé que le pays était en bonne voie d’atteindre son objectif d’ouvrir deux nouvelles usines à charbon par mois au cours des 12 prochaines années.

J’ai rencontré les chefs de direction des plus importantes sociétés énergétiques du monde afin de mieux comprendre leurs défis et les mesures qu’ils prennent pour réduire leurs émissions. Leur réussite est une nécessité collective. Si on veut éviter d’énormes perturbations économiques, la transition vers une économie plus verte et diversifiée sur le plan énergétique devra s’échelonner sur des dizaines d’années. Elle devra également être mûrement réfléchie, sans quoi nous risquons le détournement massif de capitaux de certains de nos innovateurs les plus brillants : les entreprises des secteurs gazier et pétrolier qui ont recours à l’intelligence artificielle, aux drones de surveillance et à la chimie supérieure pour réduire les émissions. Certains de ces producteurs appréhendent l’exclusion par les investisseurs qui prennent des décisions fondées uniquement sur des calculs de l’empreinte carbone. Ces décisions à courte vue pourraient avoir des conséquences fâcheuses. Sans plan précis pour remplacer les combustibles fossiles, les producteurs risquent de stocker leurs liquidités – ou de les remettre à leurs actionnaires – plutôt que de les utiliser pour investir dans de nouvelles technologies. Toute baisse de la production qui en résulterait, surtout en l’absence de changements de comportement notables chez les consommateurs, pourrait entraîner un rebond des prix du pétrole – et, dès lors, des conséquences économiques et politiques.

7. Le retour du malthusianisme

En 1971, lors du premier Forum, la population mondiale était de 3,8 milliards de personnes. Plusieurs malthusiens prétendaient alors que les ressources telles que l’eau, la terre et les aliments seraient insuffisantes. Or, grâce à la technologie et au commerce international, ce sont environ 7,8 milliards de personnes qui, aujourd’hui, ont accès à plus d’aliments que jamais. Arriverons-nous à maintenir ce rythme, alors que la population devrait avoisiner les 10 milliards d’ici 2050 ? Considérant que, chaque année, la Terre compte 80 millions d’habitants de plus (croissance particulièrement marquée en Afrique, au MoyenOrient et dans d’autres régions aux prises avec des défis agroalimentaires), Davos a prêté une attention renouvelée à la sécurité alimentaire et à l’objectif de croissance de 60 % de la production alimentaire mondiale d’ici le milieu du siècle.

Le Forum a réuni des innovateurs du secteur alimentaire des quatre coins du globe pour exposer comment la technologie peut, cette fois encore, nous sauver la mise. Carniculture, protéines de pois, agriculture verticale : de nouvelles idées sont à l’étude. Elles nécessiteront de nouvelles chaînes logistiques, des changements dans les comportements des consommateurs et beaucoup plus d’investissements privés et publics. Pour montrer le rôle que chacun peut jouer, le Forum a créé le Future Food Day (jour consacré à la nourriture de l’avenir), au cours duquel ont été servies de petites portions de plats préparés avec des aliments d’origine locale. De telles mesures pourraient-elles changer la donne ? Certainement pas sans des investissements massifs dans la recherche financée par l’État, ni sans le développement de solutions novatrices par le secteur privé. Selon Ramon Laguarta, chef de la direction de PepsiCo, il faudrait établir une demi-douzaine de laboratoires de style Silicon Valley axés sur l’innovation agroalimentaire, où les universités, les entrepreneurs et les principaux producteurs pourraient travailler avec les producteurs agricoles de toutes tailles pour transformer leur façon de produire les aliments. C’est précisément ce que les Nations Unies ont fait dans les années 1960 et 1970 : créer une révolution verte qui a contribué à éviter un désordre malthusien. L’histoire pourrait se répéter pour autant que nous arrivions à renouveler notre adhésion au multilatéralisme et à accorder une plus grande place au leadership des entreprises.

8. Monnaies 2.0

Le premier Forum de Davos a été à l’origine de discussions concernant l’abolition de l’étalon-or et l’émergence du dollar américain comme monnaie de réserve mondiale. Cinquante ans plus tard, il y est question de monnaies pour l’économie numérique. Des dirigeants d’institutions financières se sont entretenus avec le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, du prochain enjeu en matière de paiements : comment réduire les irritants attribuables aux paiements électroniques sans nuire au système financier, qui est le fondement de notre économie ? Nous avons surmonté les crises financières qui ont suivi la fin de l’étalon-or parce que notre système financier ne cloisonne pas les activités de dépôt, de prêt et de transfert de fonds. En fait, ce non-cloisonnement a permis de maintenir les niveaux de liquidités et d’assurer la concordance entre l’épargne à court terme (dépôts) et les investissements à long terme (prêts). Les monnaies électroniques pourraient faciliter les opérations, mais elles risquent de détourner les fonctions qui sont traditionnellement celles des institutions financières vers des prestataires comme les grandes plateformes technologiques qui veulent bénéficier de la valeur économique des paiements sans être astreintes à la réglementation connexe.

Les paiements de prochaine génération soulèveront une autre question importante : les monnaies numériques remplaceront-elles un jour le dollar ? Pas de sitôt. Le projet Libra de Facebook n’a pas été accepté facilement. Et l’instauration par la Chine d’un yuan numérique pose des problèmes fondamentaux. Beijing n’a pas fourni d’explication quant aux monnaies susceptibles d’appuyer le concept, condition essentielle aux opérations de commerce international – pensons, par exemple, à un achat sur la plateforme Alibaba fait en Europe ou à la vente de pétrole russe à la Chine. Si une telle monnaie devait être acceptée, nous ignorons aussi si son adoption pourrait permettre aux entités frappées de sanctions financières par les États-Unis de contourner celles-ci. L’imposition répétée de sanctions par l’administration Trump a déjà incité plusieurs pays, dont la Russie et l’Iran, à mettre en place de nouveaux circuits financiers avec l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie. Le concept de nouvelle monnaie électronique est d’autant plus pertinent pour eux. Le principal défi que devront relever les monnaies de prochaine génération sera de gagner la confiance des consommateurs, des producteurs, des commerçants et des prêteurs à l’échelle mondiale. C’est ce qu’a réussi à faire le dollar américain, malgré les crises financières, les guerres et les récessions. Pour tous les mécontentements qu’ils peuvent susciter, les systèmes juridiques et réglementaires américains demeurent l’étalon-or du système financier mondial. C’est pourquoi le dollar est appuyé par la monnaie la plus précieuse de toutes : la confiance.

9. Organisations 3.0

L’exploitation d’entreprises s’est toujours articulée autour des gens. Au cours des 50 dernières années, s’est ajoutée à cela la technologie. Nous entrons dans une époque où l’interopérabilité des ressources humaines et de la technologie sera un facteur déterminant de la réussite des entreprises. À Davos, j’ai fait partie d’un groupe de discussion sur l’« entreprise bionique » chapeauté par le cabinet Boston Consulting Group et auquel ont participé Belén Garijo, chef de la direction de la division des soins de santé de Merck, et Penny Pritzker, ancienne secrétaire au Commerce des États-Unis et fondatrice de la société de placements PSP Partners. Nous avons discuté des mesures que peuvent prendre les organisations pour que les employés utilisent efficacement les technologies de pointe. Nous avons aussi parlé du développement et de la mise au point de ces technologies de sorte qu’elles soient rehaussées par les aptitudes humaines dont disposent les entreprises prospères. C’est un peu comme l’« intelligence amplifiée » : un atout pouvant être aussi puissant que l’intelligence artificielle pour une organisation. Pour Merck, cette approche s’est traduite par une augmentation de la demande d’employés alliant aptitudes sociales et technologiques. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’entreprise a reformulé sa raison d’être autour de la curiosité et du progrès.

Cet alliage d’aptitudes sera essentiel aux organisations traditionnelles souhaitant créer des versions 3.0 d’ellesmêmes et bâtir leurs propres plateformes grâce aux technologies intelligentes et aux données. Par exemple, la société d’engrais norvégienne Yara International a créé, en collaboration avec IBM, une plateforme numérique conçue pour fournir aux exploitants agricoles les outils, les données, les ressources et les produits nécessaires pour adopter des méthodes durables. Malheureusement, de tels efforts portent rarement leurs fruits sans une approche humaine diversifiée. Mme Pritzker a confié au groupe qu’elle s’intéressait aux entreprises qui font preuve d’ouverture et d’authenticité. Selon elle, pour innover, il faut savoir prendre des risques et favoriser un climat de libre expression. Une organisation bionique s’épanouit uniquement dans une culture axée sur la diversité – constat auquel elle est parvenue après avoir occupé un poste au sein du gouvernement. C’est à ce moment qu’elle a compris que la diversité dépassait le cadre de la représentation. « D’où l’on vient y est aussi pour beaucoup », a-t-elle mentionné.

10. Éducation 4.0

On pouvait compter sur Yuval Noah Harari pour ébranler l’Homo sapiens de Davos. Cet auteur israélien – parmi mes préférés – a répondu aux attentes des participants au Forum lorsqu’il a parlé des perturbations qui découleront de l’automatisation. « Comment peut-on enseigner le génie logiciel à un camionneur de 50 ans ou le yoga à un ingénieur en logiciels ? » Au-delà de l’élimination d’emplois, l’historien et auteur du livre Sapiens estime que la plus grande menace au progrès sera la perte de notre sentiment d’utilité ; les machines réaliseront de plus en plus de tâches que nous pensions bien faire : donner des conseils, expliquer un itinéraire à suivre, raconter une histoire. À son sens, « se sentir inutile est bien pire qu’être victime d’exploitation ». La décennie à venir posera un défi de taille : composer avec une nouvelle classe de gens inutiles.

Les éducateurs, et peut-être bientôt nous tous, auront un important rôle à jouer à cet égard. À ce propos, le Forum a lancé cette année une initiative dont le but est de permettre à un milliard de personnes de bénéficier d’une éducation de meilleure qualité, de développer leurs aptitudes et de décrocher de bons emplois d’ici 2030. Pour ce faire, les éducateurs, l’État et les entreprises devront unir leurs efforts pour mettre au point de nouveaux modèles d’apprentissage. Comme l’a mentionné la rectrice de l’Université McGill, Suzanne Fortier, au Forum, nous devons accepter que l’apprentissage ne cesse jamais, de la petite enfance jusqu’à nos dernières années de vie. Si les prévisions du Forum — que les investissements en technologie créeront 133 millions d’emplois au cours des trois prochaines années — s’avèrent, il faudra beaucoup plus de solutions novatrices de ce genre. Bon nombre de ces nouveaux emplois exigeront des connaissances technologiques spécialisées. D’autres nécessiteront des compétences dans un métier – ce dont se désintéressent un trop grand nombre de jeunes. Chose certaine, les qualités sociales, comme l’esprit critique et la facilité à communiquer, seront les plus recherchées. Ce sont les compétences essentielles des années 2020 dans un monde marqué par la surabondance d’information. D’ailleurs, l’apprentissage continu pourrait bien être le plus grand défi des 50 prochaines années. Comme le souligne M. Harari, c’est ce qui nous définit comme Homo sapiens.

J’ai quitté Davos avec des sentiments partagés : je suis préoccupé par la fracture de plus en plus profonde du monde, mais j’ai aussi foi en l’esprit humain à l’origine du progrès. La réponse aux enjeux à venir réside peut-être dans la notion de confiance. La confiance pourrait, selon la chef de la direction d’IBM, Virginia (Ginni) Rometty, définir la décennie. Tout s’enchaîne rapidement, à tel point que la confiance est le nouveau ciment des collectivités et des entreprises. Malheureusement, comme le montre le Baromètre de confiance Edelman, notre confiance dans les gouvernements et les médias est ébranlée. Bien que les entreprises soulèvent elles aussi un fort scepticisme, elles inspirent davantage confiance que les autres institutions. Nous devrons être à la hauteur de cette confiance en abordant les enjeux qui nous divisent et en veillant à ce que le manque de confiance ne nuise pas au potentiel positif de la technologie. Notre capacité à apprendre, à partager et à résoudre des problèmes n’a jamais été aussi importante. Tout comme notre volonté d’écouter. Angela Merkel résume bien la situation : « Les gens n’ont plus le désir de discuter, et ça me trouble profondément. »

C’est pourquoi les forums comme celui de Davos sont plus importants que jamais : ils représentent une occasion de réunir des gens à une époque où les motifs de division pullulent. Si je devais dresser un constat encourageant du Forum, ce serait la mobilisation des jeunes leaders de la nouvelle génération. Ils agissent avec fougue pour susciter une vague de changements positifs. Je termine en citant Natasha Wang Mwansa, Zambienne de 19 ans militante des droits des filles : « L’âge n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est ce que vous ferez pour participer au changement qui s’impose. »

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