Plan de match pour mesurer l’impact d’un choc tarifaire au Canada

23 janvier 2025 | Frances Donald and Nathan Janzen


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Plan de match pour mesurer l’impact d’un choc tarifaire au Canada

Le président américain Donald Trump est entré en fonction et, comme on peut aisément le comprendre, les craintes s’accroissent quant aux conséquences possibles sur l’économie canadienne des menaces de hausse des tarifs douaniers des États-Unis.

Toutefois, les économistes ont une longueur d’avance cette fois-ci : ce n’est pas la première fois que nous devons évaluer l’incidence des tarifs douaniers sur l’économie canadienne moderne. Par exemple, les droits de douane sur le bois d’oeuvre résineux en 2017 et sur l’acier et l’aluminium en 2018 nous ont apporté de précieuses leçons. Cependant, l’importance et la portée des tarifs douaniers envisagés pourraient rendre ces expériences précédentes insignifiantes, car leur ampleur et leurs caractéristiques inédites annihilent en partie la valeur prophétique du passé.

Alors que les Canadiens se préparent aux conséquences économiques potentielles, il est très tentant d’estimer à un simple chiffre le coup porté à la croissance ou aux emplois par cette menace tarifaire pour résumer grossièrement le scénario. Mais dans les faits, l’évaluation d’un choc tarifaire est une question plus délicate et complexe. Des tarifs douaniers américains d’une ampleur telle que ce qui a été annoncé, ou même d’une envergure beaucoup moindre auraient des effets immédiats, considérables et persistants sur l’économie canadienne, et seraient ressentis pendant de nombreuses années (en plus de nuire également à l’économie américaine). L’amplitude de ces effets et leurs voies principales dépendraient d’une vaste gamme de variables fluctuantes et parfois imprévisibles, notamment la hauteur des tarifs douaniers, les marchandises touchées, les répercussions sur le dollar canadien, la réponse des banques centrales, et les choix gouvernementaux de riposte ou de soutien aux industries touchées, entre autres.

Alors que la menace des tarifs douaniers plane sur le Canada, les ménages, les entreprises et les décideurs politiques auront besoin de bien plus qu’un chiffre arrondi pour comprendre l’évolution de l’économie et surmonter ce prochain chapitre. Ils auront tous besoin d’un plan de match sur les effets des droits de douane sur l’économie, y compris leur chronologie et les canaux empruntés. Voici un cadre pour guider les économistes, et tout un chacun, sur le chemin compliqué qui s’ouvre devant nous.

Sept effets possibles des tarifs douaniers américains sur l’économie canadienne

Avant l’application des tarifs douaniers…

1. L’incertitude quant à l’avenir pourrait entraîner un ralentissement des activités commerciales et des investissements au Canada, car les entreprises peinent à planifier et à investir alors que l’environnement futur est incertain.

2. Les Américains feront probablement des provisions des marchandises canadiennes touchées, ce qui stimulera temporairement la croissance des deux côtés. D’après les observations passées, quand un tarif douanier est annoncé, mais n’entre pas en vigueur avant un certain temps, les entreprises accumulent des stocks en prévision de la hausse des prix. Ce faisant, elles stimulent dans un premier temps l’activité commerciale (et la croissance) des deux côtés de la frontière, mais au détriment de la croissance future. Ce phénomène peut également se produire quand il y a une menace de hausse tarifaire (même si elle ne se concrétise pas).

Quand les tarifs sont appliqués…

3. Le prix des marchandises canadiennes augmente pour les importateurs américains, et cette hausse s’accompagne probablement d’une baisse de la demande visant ces marchandises. L’importance de cette baisse dépend de plusieurs facteurs.

a. La monnaie s’est-elle stabilisée, rendant ainsi les marchandises canadiennes moins chères ? La faiblesse du dollar canadien (et l’appréciation du dollar américain) peut compenser en partie la hausse des coûts due aux tarifs douaniers pour l’importateur américain.

b. Y a-t-il des marchandises américaines (ou autres) moins chères susceptibles de remplacer le produit canadien tarifé ? Le coup porté à la demande sera plus dur s’il existe une option de produit moins chère. Autrement, la demande risque davantage de se maintenir.

c. Quels acteurs importent les marchandises ? Sont-ils en mesure d’absorber les coûts ? Par exemple, les producteurs pourraient avoir des marges bénéficiaires suffisantes pour absorber une hausse des coûts sans la répercuter sur les consommateurs. Les consommateurs peuvent également absorber une augmentation des prix (pouvoir de fixation des prix) sans comprimer leurs achats. Le contraire peut aussi être vrai. Dans ce cas, la demande est éliminée.

4. Des mesures de riposte pourraient être mises en place à un moment donné du processus, avant ou après l’imposition des tarifs américains. Ces mesures de riposte auraient d’autres incidences économiques, freinant probablement la croissance et aggravant l’inflation pour les Canadiens, mais l’ampleur et la portée de ces mesures produiraient en retour des conséquences économiques diverses.

5. Les industries secondaires pourraient commencer à ressentir les effets du ralentissement du secteur des exportations, wce qui pèserait sur l’emploi dans les segments de l’économie qui ne sont pas directement touchés par les tarifs douaniers. Par exemple, imaginons que la production automobile ait considérablement reculé dans une ville, cette baisse entraînant une diminution des emplois dans une usine : cette situation se répercuterait sur les restaurants, les cinémas et les autres services de la ville.

6. La réponse de la Banque du Canada aux tarifs douaniers pourrait soutenir ou au contraire freiner davantage la croissance. Les tarifs représentent une question épineuse pour les banques centrales. Ils ont tendance à faire augmenter les coûts (effet inflationniste), tout en affaiblissant l’économie (effet déflationniste). La plupart des banques centrales ont clairement indiqué qu’elles sont peu susceptibles de répondre à l’inflation directement générée par les tarifs douaniers. En effet, ces derniers font monter les prix une seule fois, puis ne contribuent plus aux tensions inflationnistes d’une année sur l’autre. Les conséquences d’une hausse de l’inflation dans un contexte de baisse de la demande pourraient toutefois être plus graves. La réponse de la Banque du Canada dans un tel environnement est incertaine, mais elle aura des répercussions sur d’autres secteurs, comme le logement, qui pourraient compenser d’autres baisses de taux d’intérêt.

7. Le soutien budgétaire peut atténuer les répercussions économiques d’un choc tarifaire et influer sur les prévisions à court terme. La réaction des gouvernements fédéral et provinciaux pourrait multiplier les perspectives possibles. Des politiques à court terme conçues pour soutenir les secteurs et les employés touchés par les tarifs pourraient aider à atténuer les difficultés initiales, mais il faudra probablement un soutien supplémentaire pour renforcer la trajectoire de croissance à long terme de l’économie. L’expansion budgétaire du Canada ne serait pas menée de concert avec ses pairs à une échelle mondiale, comme ce fut le cas lors de la crise financière mondiale et de la pandémie de COVID-19. Elle ne serait probablement que la réponse à un choc porté spécifiquement au Canada et ébranlant sa position par rapport à ses pairs en matière budgétaire. La cote de solvabilité triple A du Canada pourrait également être remise en question, ce qui placerait le gouvernement dans une position délicate en ce qui concerne ses choix relatifs à la situation budgétaire.

Cinq hypothèses sur les chocs tarifaires que nous pouvons formuler avant de connaître les détails

Compte tenu des imbrications et de la chronologie des chocs tarifaires, l’économie pourrait prendre une multitude de voies possibles ; toutefois, il y a plusieurs points de repère auxquels nous pouvons nous fier avec certitude, même sans connaître précisément les menaces ou politiques à venir.

1. Les secteurs sensibles au commerce sont les plus vulnérables

En fait, les droits de douane s’appliquent aux flux commerciaux (le mouvement des marchandises), et non à la production. Il est donc raisonnable de supposer que les secteurs les plus vulnérables sont en général ceux dont les activités concernent plus le commerce que la production.

Après des décennies de libre-échange, les chaînes logistiques industrielles transfrontalières sont étroitement liées aux États-Unis, et les marchandises intermédiaires traversent souvent la frontière à plusieurs reprises à différents stades de production. Par conséquent, ces marchandises peuvent être assujetties aux tarifs douaniers à plusieurs reprises au cours du processus de production.

Le secteur de l’automobile est un exemple type de ce genre d’intégration. Les exportations et les importations canadiennes de véhicules automobiles à destination et en provenance des États-Unis représentent un multiple de dix par rapport au PIB total du Canada dans le secteur. Cependant, plus de 60 % du secteur manufacturier canadien présente des flux commerciaux entre les États-Unis et le Canada au moins deux fois plus élevés que leur base de production canadienne.

2. Une intégration industrielle étroite signifie que les entreprises souffrent des tarifs même si ceux-ci ne sont pas réciproques

Les producteurs et les consommateurs américains paient les droits d’importation américains initialement et directement. Toutefois, les échanges commerciaux entre le Canada et les États-Unis (et le Mexique et les États-Unis) étant tellement interconnectés, une hausse des droits de douane applicables aux importations industrielles américaines entraînerait également une augmentation des coûts pour les exportateurs américains, ce qui ferait grimper à leur tour les coûts d’importation pour le Canada.

Selon l’OCDE, la quatrième plus importante source d’importations des États-Unis dans le secteur manufacturier (et troisième dans le secteur automobile) est nationale, compte tenu de l’intégration industrielle et des importations américaines initialement produites aux États-Unis puis exportées à une étape antérieure du processus de production.

Vu l’étroite interconnexion des échanges commerciaux entre les États-Unis et le Canada (et le Mexique), les hausses tarifaires pourraient avoir un impact plus fort sur l’augmentation des coûts (et la réduction de la compétitivité) du secteur industriel nord-américain que sur les chaînes de production extraterritoriales en Asie et en Europe.

3. Le choc tarifaire dépendra de la découverte de marchés de substitution pour les produits

Bien que cela puisse sembler paradoxal, les industries productrices de ressources naturelles sont souvent moins sensibles aux perturbations du commerce international, même si leurs revenus dépendent fortement des exportations. La raison en est que les produits issus des ressources naturelles sont souvent plus fongibles que les produits manufacturés. Par exemple, les prix des principales marchandises agricoles sont essentiellement fixés à l’échelle mondiale et le passage de ces marchandises à des marchés substituts en réaction à des tarifs désavantageux peut se faire assez rapidement, voire facilement.

Le passage à d’autres clients et fournisseurs est généralement beaucoup plus lent dans le secteur manufacturier, bien qu’il se produise au fil du temps et puisse réduire au bout du compte l’incidence des augmentations de tarifs. Environ 40 % de l’augmentation d’environ 1,5 point de pourcentage du taux tarifaire moyen des États-Unis durant la première administration Trump ont été inversés, en grande partie grâce à la réorientation des flux commerciaux de la Chine vers d’autres économies asiatiques émergentes et vers le Mexique afin d’éviter les droits de douane sur les importations chinoises qui sont encore largement en place.

4. L’ampleur des augmentations tarifaires compte

L’absence de hausse des prix à la consommation suite aux augmentations tarifaires de la première administration Trump a parfois été présentée comme la preuve que le coût des droits de douane américains avait été assumé en fin de compte par les exportateurs étrangers (et non par les importateurs nationaux). Mais dans les faits, ces augmentations tarifaires ont été beaucoup moins draconiennes que ce qui avait été annoncé, s’élevant cumulativement à environ 1,5 point de pourcentage de plus que le taux tarifaire moyen des États-Unis.

Étant donné que les importations ne représentent qu’une part relativement faible des dépenses de consommation aux États-Unis (environ 70 % des dépenses des Américains sont consacrées aux services), il n’est pas surprenant que ces augmentations n’aient eu qu’une incidence limitée sur les mesures générales de l’inflation aux États-Unis, même si la plupart des estimations, y compris ici, indiquent que la hausse des coûts avait été majoritairement prise en charge par les producteurs et les consommateurs américains.

Nous avions précédemment noté que les menaces de tarifs douaniers pesant sur le Canada, le Mexique et la Chine se traduiraient par une hausse effective des droits de douane d’environ dix points de pourcentage, soit environ sept fois plus que ce qui avait été imposé pendant la première administration Trump.

5. Il est peu probable que les tarifs douaniers aient l’incidence espérée par les décideurs politiques sur l’économie américaine

Premièrement, la réduction du déficit commercial des États-Unis pourrait se révéler plus difficile que prévu, même avec des tarifs douaniers impitoyables. Nous avons soutenu que les emprunts nets importants à l’étranger sont le principal facteur de l’énorme déficit commercial persistant des États-Unis. Tant que ces emprunts persisteront, le déficit commercial a peu de chances de s’amenuiser.

Le plus gros emprunteur net des États-Unis est le gouvernement fédéral, et le déficit budgétaire, qui représente de 6 à 7 % du produit intérieur brut, devrait rester important, voire s’aggraver, au cours du deuxième mandat de Donald Trump. Le seul moyen d’équilibrer les échanges commerciaux nets serait que le secteur privé achète moins d’importations et économise plus, ce qui ne survient généralement qu’en période de récession aux États-Unis.

Rappelons en outre que les augmentations de tarifs douaniers amorcées sous la première administration Trump n’ont pas suffi à alléger le déficit commercial des États-Unis. Les États-Unis ont réduit le déficit avec la Chine, mais creusé le déficit avec les autres économies asiatiques émergentes et avec le Mexique.

Deuxièmement, les tarifs douaniers visent à rapatrier des activités de production sur le territoire américain sans réduire la production nationale déjà existante. Or, le taux de chômage est déjà très bas, et la lutte annoncée contre l’immigration pourrait limiter encore davantage la main-d’œuvre disponible. Les capacités de production manufacturière des États-Unis ont diminué d’environ 2 % en 2018 et en 2019, et au dernier décompte, elles restaient environ 1 % en deçà des niveaux de 2017, avant toute hausse potentielle des tarifs douaniers.

Les États-Unis ont la possibilité de relocaliser et d’accroître la production dans des secteurs spécifiques considérés comme essentiels à la sécurité nationale. Cependant, cet accroissement se fera en puisant des ressources de production dans d’autres pans de l’économie, et sera probablement plus stimulé par la carotte que représente les encouragements gouvernementaux, tels que la loi relative à la réduction de l’inflation et la CHIPS and Science Act, que par le bâton que représente la hausse des tarifs douaniers sur les importations.

Si ces investissements sont financés par le déficit, et si le financement provient au moins en partie de l’étranger, ils pourraient en fin de compte creuser le déficit commercial au lieu de le réduire, comme expliqué ici.


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