À quoi pourrait ressembler l’inflation après la pandémie ?

02 décembre 2020 | Tom Porcelli & Jim Allworth


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Au moment où la remise en marche de l’économie américaine se poursuit, quelle sera la trajectoire de l’inflation à partir de maintenant et quels indicateurs les investisseurs peuvent-ils surveiller pour évaluer la pression exercée sur les prix ?

À l’occasion d’une discussion avec Tom Porcelli, économiste en chef, États-Unis de RBC Marché des Capitaux SARL, Jim Allworth examine les perspectives d’inflation dans le contexte de la réouverture de l’économie américaine. Quelle sera la trajectoire de l’inflation à partir de maintenant et quels types d’indicateurs les investisseurs devraient‑ils surveiller pour évaluer la pression exercée sur les prix ? Entrevue menée le 20 novembre 2020 ; éditée avant la publication.

Jim Allworth : Tom, l’indice des prix à la consommation (IPC) semble avoir fait des bons assez importants au cours des derniers mois. S’agit-il d’une tendance dont il faut s’inquiéter ou est‑ce une situation temporaire ?

Tom Porcelli : Il ne faut pas oublier que le rebond de l’inflation fait suite à une période plus faible au printemps. Nous avons mis l’économie à l’arrêt, puis nous l’avons remise en marche. Aujourd’hui, l’inflation réagit à cette remise en marche. L’inflation a rebondi tandis qu’on rouvrait l’économie. Il importe d’ailleurs de souligner que pour la Fed, l’inflation récente n’a rien de dangereux. Je crois qu’elle sait très bien que nous sommes dans une période de normalisation, après un repli important de la croissance.

La vraie direction c’est « Qu’est-ce qui nous attend ? » Déjà, il faut dire que l’IPC fera sans doute un bond important au milieu de 2021 du fait de la faiblesse des données en 2020. Il pourrait tout à fait s’établir autour de 2,5 %, et nous prévoyons qu’il se maintiendra ainsi au deuxième semestre.

Et ce n’est qu’une estimation de base. Les perspectives pour 2021 sont maintenant plus prometteuses compte tenu des annonces récentes au sujet des vaccins. L’effet positif que ces nouvelles risquent d’avoir sur l’esprit des consommateurs pourrait inciter les ménages à piger dans leurs économies, qui ont atteint un niveau historique. Le cas échéant, la dynamique inflationniste sera très différente l’an prochain.

Mais qu’on se s’y trompe pas : nous ne souhaitons pas une inflation galopante et pernicieuse, mais juste assez d’inflation pour que le marché se demande quand la Fed interviendra.

Les investisseurs craignent que tout cet argent injecté dans l’économie par suite des importantes mesures de relance finisse par entraîner une période d’inflation dommageable. Ils avaient exprimé les mêmes préoccupations après la crise financière. Pourtant, l’inflation qui a suivi a été faible. Y a-t-il, dans la situation actuelle, un élément dont nous devrions nous méfier ?

Je pense que beaucoup de gens ont comparé à tort les difficultés économiques du moment à la crise financière mondiale. Les deux périodes ont toutefois un aspect en commun, bien qu’il soit un peu différent, et il concerne l’inflation.

Je me souviens très bien que les gens s’inquiétaient de voir l’inflation grimper à cause de toutes les mesures de relance mises en place. Mais nous répétions sans arrêt que des obstacles empêcheraient ces mesures de servir de tremplin à l’inflation. À l’époque, les gens n’avaient pas envie d’emprunter et les banques n’avaient pas envie de prêter. C’est un facteur qui a définitivement cassé l’intensification des pressions inflationnistes.

Aujourd’hui, l’obstacle est d’un autre ordre. Peu importe le train de mesures mises en œuvre, la relance ne se transformera en inflation que si l’économie tourne à plein régime. Et ce n’est pas le cas actuellement.

Pour bien comprendre cette notion, il est intéressant de comparer la croissance réelle au potentiel de croissance. En ce moment, nous sommes encore à 3 % en deçà de notre potentiel (voir le graphique) parce que certains pans de l’économie américaine sont toujours à l’arrêt. En théorie, la relance en elle-même peut être inflationniste. Dans la pratique, il faut lui ouvrir une porte pour qu’elle s’infiltre dans l’économie.

Si par magie tout cela s’envolait, si l’économie atteignait une bonne vitesse de croisière et si le taux de chômage, encore très élevé aujourd’hui, continuait de s’améliorer de façon significative, alors là, oui, je crois qu’il y aurait lieu de s’inquiéter de l’inflation.

PIB nominal des États-Unis et potentiel de croissance avant la COVID-19
Billions de dollars

Sources : RBC Marchés des Capitaux, Réserve fédérale

Il faut donc utiliser toute la capacité excédentaire de l’économie avant que le pouvoir de fixation des prix se trouve entre les mains des entreprises et des travailleurs ?

Oui, mais je ne crois pas qu’il faille le voir du point de vue de la capacité, un concept qui appartient au secteur manufacturier, car l’économie américaine est dominée par les services. En effet, les services représentent environ 60 % du panier de l’IPC. Ainsi, pour avoir une bonne idée de la situation, il faut voir dans quelle mesure la capacité sur le plan des services est encore sous-utilisée, une information que les données sur l’utilisation de la capacité de la Fed ne donnent pas.

Il est donc préférable d’étudier la question de ce point de vue et de se demander à quel point l’économie est loin de son potentiel. Je pense que cette perspective nous renseigne bien sur l’utilisation des capacités dans l’ensemble de l’économie.

À la fin du dernier cycle, une période où l’inflation se maintenait en deçà de la cible de 2 % de la Fed, vous aviez indiqué qu’en décortiquant les données, vous aviez constaté que les prix des biens baissaient tandis que ceux des services augmentaient à raison de 2,5 % ou 3 %.

Je pense que cela illustre bien ce qui embête les gens qui regardent le rapport mensuel sur l’inflation et qui voient qu’elle reste en dessous de la cible de 2 % de la Fed.

Il y a deux volets à l’inflation : l’inflation des prix des biens et l’inflation des prix des services. Comme vous le disiez, avant le ralentissement, l’inflation des prix des services s’établissait entre 2,5 % et 3 %, tandis que les données sur l’inflation de base, suivies plus étroitement – en particulier l’indice de base des prix des dépenses personnelles de consommation que privilégie la Fed –, se maintenaient entre 1,5 % et 2 %.

Si vous voulez vraiment savoir quelle est la dynamique sous-jacente de l’inflation dans une économie axée sur les services, comme c’est le cas aux États-Unis, il faut regarder l’inflation des prix des services et en ce moment, elle s’établit à près de 3 %.

Les prix des biens, en revanche, subissent des pressions désinflationnistes depuis 20 ans. Ce n’est pas une supposition ; c’est bien réel et les chiffres en témoignent.

Aux États-Unis, l’inflation liée aux services devance l’inflation de base

Sources : RBC Marchés des Capitaux, Bureau of Labor Statistics des États-Unis ; données semestrielles prises en compte jusqu’à janvier 2020

La question est de savoir pourquoi. La réponse se trouve aux États-Unis : comme ils produisent peu eux-mêmes, ils importent beaucoup de désinflation et beaucoup de biens, ce qui, j’en suis convaincu, nous ravit tous. De plus, bon nombre des pays qui exportent vers les États-Unis sont en mesure de produire des marchandises à des coûts beaucoup plus bas que ce que les manufacturiers américains pourraient faire. C’est la principale raison pour laquelle les États-Unis importent cette désinflation.

Les gens doivent comprendre que les services constituent, et de loin, le volet le plus important de l’économie américaine. Ils représentent 60 % du panier servant à calculer l’inflation de base. En bref, il y a d’un côté cet énorme segment des services dont l’inflation est à près de 3 % et de l’autre, l’inflation de base, comprenant les services, qui augmente bien moins vite pour s’établir entre 1,5 % et 2 %. Voilà ce qui explique l’ampleur de la désinflation observée du côté des biens.

Il y a une donnée qui demeure un peu mystérieuse, ou plutôt la façon dont on l’évalue, et c’est l’inflation des prix des actifs. Les banques centrales semblent faire comme si elle n’a pas d’importance ou à tout le moins ne pas s’en soucier. À votre avis, quelle est la position de la Fed à ce sujet ? Va-t-elle tenir compte de l’inflation des prix des actifs ?

Je pense que la Fed, peu importe son président, s’est toujours souciée de l’inflation des prix des actifs. C’est toujours important.

Dans le contexte actuel, la Fed surveille de très près les déséquilibres qui surviendront sur les marchés des actifs. C’est là-dessus qu’elle fonde sa réflexion. Il ne suffit pas de dire que l’inflation des prix des actifs a telle ou telle répercussion. Il faut plutôt savoir si elle est révélatrice de déséquilibres qui pourraient constituer un risque pour l’économie. C’est presque invariablement ce qui éveillera l’attention de la Fed.

Je constate que vous parlez presque exclusivement des États-Unis, mais cette espèce de danse dont vous avez parlé, à savoir la fermeture et la réouverture d’une économie, et les forces inflationnistes en présence sont les mêmes à peu près partout. De façon générale, les économies développées sont-elles dans la même situation que les États-Unis ?

Oui, elles le sont à mon avis. Et vous savez, il y a un aspect relatif à l’inflation que nous n’avons pas abordé et qui touche la plupart des pays développés, dont les États-Unis : le vieillissement des populations. En vieillissant, les gens adoptent des habitudes et des comportements différents en matière de consommation. Ils dépensent moins. C’est un fait que nous avons observé dans bon nombre d’économies développées.

À ce titre, le Japon est sans doute celui qui vient immédiatement à l’esprit de la plupart des gens. Entre les années 1950 et le début des années 1990, l’économie japonaise progressait plus vite que les économies du reste du monde développé. À partir des années 1990, cependant, la population en âge de travailler a commencé à diminuer de sorte que les personnes de plus de 65 ans ont fini par être en majorité. Depuis, la croissance du PIB du Japon a été nettement plus lente que celle de l’Amérique du Nord et d’une grande partie des pays européens.

La même dynamique se joue maintenant en Europe. Les taux tendanciels de croissance ralentissent tandis que la population vieillit rapidement. Ces tendances sont moins marquées aux États-Unis, mais nous suivons la même voie.

J’adore cette excellente citation de Mark Twain : « L’histoire ne se répète pas, elle rime. » Je ne pense donc pas que les États-Unis souffriront nécessairement du même genre de désinflation que le vieillissement de la population a provoqué au Japon. D’autres facteurs expliquent la situation dans ce pays. Je crois cependant qu’il y aura des similitudes ou que les situations rimeront, si vous préférez.

Dans le cas des États-Unis, le seul vieillissement de la population pourrait faire passer les taux tendanciels de croissance économique d’environ 2 % aujourd’hui à près de 1 % au cours des décennies à venir. Et si nous négligeons cette dynamique, des forces désinflationnistes entreront en jeu.

Comment peut-on contrer l’effet négatif de ce changement démographique ?

On peut relever le défi qu’un tel changement pose de diverses façons. La façon la plus déterminante et aussi la plus efficace à mon avis consiste à faire croître la productivité.

Bien sûr, pour y parvenir, toutes les pièces du puzzle doivent être en place. En général, la solution en est une budgétaire. Ce n’est toutefois là qu’une des façons de régler le problème. Avant toute chose, les autorités fiscales doivent comprendre que nous nous dirigeons nous aussi dans cette direction.

Quiconque prend la peine de regarder verra le grand changement démographique à l’œuvre. Tôt ou tard, les décideurs à Washington devront se pencher sur la question. Mais je ne crois pas que le sujet ait été largement débattu avant la pandémie ou qu’il le soit maintenant. En fait, il faudra des années avant que l’on puisse créer les conditions qui favoriseront cet essor de la productivité. Puis, il faudra encore attendre plusieurs années avant de voir les résultats de cette capacité de production accrue. Au final, je crois que nous paierons cher notre refus d’aborder le sujet.

Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais poursuivre dans cette veine. Est-il possible que la pandémie ait provoqué un gain de productivité que nous n’avions pas anticipé ? De nombreuses personnes qui travaillent à domicile depuis huit mois maintenant ont déclaré que leur productivité avait augmenté. La pandémie aurait-elle pu ouvrir la voie vers une meilleure productivité ?

Chaque fois que de grands bouleversements se produisent, les gens sont amenés à réfléchir aux solutions qu’il faudrait mettre en place pour régler certains des problèmes à long terme auxquels leur industrie est exposée. L’industrie de la restauration en est un bon exemple. Plutôt que de tenir un menu dans nos mains, on peut maintenant le balayer avec son téléphone. De telles évolutions accroîtront presque assurément la productivité dans cette industrie. C’est le cas également de la livraison à domicile.

Le travail à domicile pourrait favoriser la productivité, tout comme l’adhésion massive à la vidéoconférence comme moyen de rencontrer des collègues, des clients et des fournisseurs.

De mon point de vue, les effets seront encore plus vastes. J’ajoute que certains changements éventuels sont difficiles à imaginer, surtout au regard de la situation actuelle. Je crois par ailleurs que nous évoluons dans un contexte différent du fait de la COVID-19.

Terminons sur les éléments à surveiller. Y a-t-il des choses qu’il faudra surveiller relativement à l’inflation ?

Avant même de penser voir l’inflation augmenter de manière durable, il faut que l’économie s’ouvre et qu’elle s’ouvre plus qu’elle l’est actuellement. C’est d’autant plus vrai que nous sommes en présence de courants contraires ; il y a d’une part les mesures de confinement en réponse à la deuxième vague et, d’autre part, l’optimisme suscité par les vaccins.

Quelles données pouvons-nous donc examiner pour évaluer la réouverture de l’économie ? Eh bien à mon avis, il y a toute une série de données à très haute fréquence qui seront très pertinentes. Par exemple, Open Table, une application de réservations au restaurant, fournit des données quotidiennes et pour chaque État. À partir de ces données, nous pouvons déterminer si un secteur particulièrement touché par la pandémie commence à s’ouvrir. Au début, ces données augmentaient à une vitesse folle. La courbe s’est toutefois aplatie au cours des dernières semaines et des derniers mois. Ce sera un indicateur très utile.

Ensuite, il y a les données sur l’utilisation des cartes de crédit, publiées chaque semaine, qui donnent la répartition sectorielle des dépenses. Il s’agit d’une source d’information précieuse sur les habitudes de consommation. À l’instar du taux de chômage, d’autres indicateurs relatifs à l’emploi, comme les inscriptions hebdomadaires au chômage et les demandes continues, ont redescendu après les sommets atteints au printemps. Aucun de ces indicateurs ne s’approche toutefois des faibles niveaux d’avant la COVID-19.

Il y a également plein d’autres données dont le nombre d’emplois disponibles et de mises à pied, le nombre moyen d’heures travaillées ainsi que des données sur le trafic automobile et le trafic aérien.

Voilà une façon de considérer une question importante qui préoccupe beaucoup de gens. Merci beaucoup.

En terminant, j’aimerais dire que ce n’est là que la partie émergée de l’iceberg. C’est un sujet de taille et la discussion risque de s’intensifier au cours des deux prochaines années. Nous sommes encore loin d’avoir fait le tour de la question. Cela dit, je crois que c’est un bon cadre pour ceux qui veulent examiner l’inflation d’un point de vue global.


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