Une guerre au centre de l'inflation

14 juillet 2022 | Alain Daaboul


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Le premier semestre 2022 a été bien différent des prévisions des investisseurs. Les actions mondiales en ont souffert, baissant de 18%, le plus mauvais premier semestre depuis 1970, tandis que les revenus fixes ont perdu 13%. C’est la première fois depuis 1928 que les 2 grandes classes d’actifs perdent plus de 10% en un semestre. Plusieurs facteurs centrés autour de l'inflation ont contribué à ce scénario.

Le coût de la vie du consommateur atteint 9% aujourd’hui, niveau qui ne s’était pas vu depuis le début des années 80.

Les premiers coupables sont la grande générosité des banques centrales et des gouvernements lors de la pandémie, qui ont provoqué une surconsommation et de la spéculation dans plusieurs domaines. La Banque centrale américaine (Fed) projetait une inflation modérée à moins de 3% en décembre 2021. Elle a été forcée de rattraper son retard sous la forme de hausses de taux d'intérêt d'une valeur de 1,5%, dont 0.75% en juin, la plus forte hausse depuis 1994. Le Banque centrale canadienne vient d’augmenter ses taux de 1%, sa plus forte hausse depuis 24 ans. La demande a tout simplement dépassé la capacité de production. La reprise du Covid en Chine et l'attaque de la Russie contre l'Ukraine ont exacerbé cette situation.

Jusqu’en mai, le marché semblait rationnel. Les titres qui profitaient de l’inflation montaient tandis que ceux qui en souffraient baissaient. Tout cela a changé en juin où tout a chuté. La confiance des investisseurs s'est effondrée et les craintes d’inflation et de récession ont bondi. Les bénéfices des entreprises sont restés au même niveau au cours du semestre. La chute du marché s’explique par la baisse des Cours/Bénéfices. Cela indique que les investisseurs ont perdu confiance, pris peur et vendu tout. Le tiers des investisseurs ont commencé à investir depuis 2020 et n’avaient pas vécu de baisse des marchés. Ces derniers avaient beaucoup investi dans des titres risqués, tels la cryptomonnaie et certains titres de technologie, qui ont perdu en moyenne autour de 75%, ce qui les a forcés à tout vendre à la suite d’appels de marge.

Performance de nos portefeuilles

Nos portefeuilles ont perdu moins de la moitié que les indices. Ce fut notre plus mauvaise performance en terme absolu depuis mars 2020 mais notre meilleure performance par rapport aux indices depuis plus de 10 ans. Depuis 1 an, nos portefeuilles sont toujours positifs tandis que les indices d’actions et de revenus fixes sont en baisse d’environ 14%. Nous affichions peu de pertes pour l’année jusqu’à la fin mai, avant que tout baisse sans distinction en juin.

Cette performance s’explique par ce que nous détenions, mais aussi par ce que nous évitions en début d’année. Lors de notre lettre financière de janvier, nous disions que l’inflation serait bien plus forte que prévue, et que nous étions surpondérés les commodités. Cela a bien fonctionné car l’énergie a été le seul secteur positif au premier semestre, en hausse de 26%.

De plus, nous étions sous pondérés la technologie et les revenus fixes à moyen et long terme. La technologie est en baisse de plus de 30% depuis novembre 2021, dont 22% au deuxième trimestre. Par exemple, Shopify, la plus grande compagnie en bourse au Canada pendant la pandémie, a perdu 77 % au cours des six derniers mois, soit une perte d'environ 170 milliards de dollars pour les actionnaires. En revenus fixes, nous avons commencé l’année avec une duration très courte et de fortes liquidités, ce qui nous a permis d’éviter une grande partie de la baisse de 13% du secteur. La majorité des investisseurs canadiens, qui investissent par l’entremise d’indices, de fonds d’actions ou balancés n’ont pas eu cette chance.

Transactions en 2022

En début d’année, nous avons augmenté nos positions dans des titres qui profitaient de la reprise, tels les commodités, le voyage et l’automobile. Cette stratégie a été la bonne pour les commodités mais pas pour les deux autres, qui malgré une demande record, ont été affectés par l’invasion de l’Ukraine et des problèmes de capacité de toute sorte. Depuis avril, nous avons peu acheté car nous trouvions que les estimés de profits des entreprises se détérioraient et ne voulions pas aller contre les banques centrales qui resserraient leur politique monétaire.
Nous avons fait deux importantes ventes dans le commerce de détail en début d’année, CVS et Canadian Tire. Nous avons eu un rendement de 100% avec CVS et Canadian Tire, notre plus grande position fin 2020, a été vendue avec un profit de 75%, tous deux en 2 ans. La raison des ventes est que nous anticipions que la forte demande dans certains produits pendant la pandémie ne pouvait durer et que ces compagnies allaient avoir des problèmes liés à leurs inventaires élevés. Cela s’est avéré la bonne décision car les titres de détail ont perdu en moyenne 30% en 2022.

Dernièrement, nous avons acheté des titres qui ont beaucoup baissé et dont les marges et profits continuent d’augmenter, notamment en technologie (Salesforce dans les logiciels de gestion d’entreprise et Marvel Tech en 5G) ainsi que Costco, qui demeure notre plus grosse position aux États-Unis. Cette dernière a baissé à cause des autres titres dans le secteur, mais possède un modèle différent. Leurs profits sont basés sur leur carte d’abonnement, ils vendent beaucoup d’alimentation et ont peu de risque d’inventaire car ils ont seulement 4 000 produits en magasin.

Perspectives économiques liées à l’inflation

Ce qui risque le plus d’influencer le marché dans les prochains mois sont l’évolution des profits des entreprises, le risque de récession et l’inflation.
Plusieurs analystes croient que le marché est toujours à risque car les estimés des profits des entreprises sont restés stables, et qu’ils devraient baisser dans les prochains mois. Ce point est débattable car, en excluant l’énergie, les estimés des entreprises ont fortement baissé, ce qui est une des raisons pour laquelle nous avons peu acheté depuis 3 mois. Le Cours/Bénéfice du marché est passé de 22 à 16, ce qui semble indiquer qu’une partie de la baisse des estimés est reflétée dans les prix.

Nous croyons qu’une récession est très plausible, mais qu’elle sera bénéfique au marché, tant qu’elle restera modérée. Ça devrait l’être car les consommateurs n’ont jamais eu autant d’épargne excédentaire (environ 13% du PIB américain) et l’utilisent pour dépenser (environ 10% de cette épargne a été utilisée au premier semestre).

Certains disent que cette épargne excédentaire va supporter l’inflation, qui est selon nous, de loin la donnée la plus importante pour la suite des choses. Le marché a très peur qu’elle soit structurelle. L’inflation actuelle affecte énormément les consommateurs car on en parle constamment dans les médias et les trois éléments qui influencent le plus les perceptions d’inflation, l’essence, la nourriture et le logement, ont fortement augmenté depuis 2 ans. Mais plusieurs données récentes semblent démontrer que l’inflation sera conjoncturelle.

Les taux obligataires 5 ans et le nombre de hausses de taux prévus ont diminué depuis 3 semaines. On s’attend maintenant que les taux arrêtent de monter au début de 2023 et qu’ils pourraient même baisser fin 2023.

Les commodités ont fortement baissé au cours du dernier mois. Par exemple, le gaz naturel a perdu 45% et le pétrole 20%, même si l’essence au détail n’a encore baissé que de 4 %, car il y a un délai. L’agriculture, le bois et les métaux ont aussi fortement baissé.

Les inventaires du commerce du détail par rapport aux ventes sont de 50% plus élevés que leur moyenne historique, notamment dans les produits très populaires pendant la pandémie, comme les grands items de maisons et l’électronique. Il paraît que de grands groupes américains ne réceptionnent plus certaines marchandises dans les ports, mais les revendent directement aux liquidateurs. Une baisse des commandes va enlever beaucoup de pression inflationniste sur toute la chaîne, soit les salaires des employés, le transport, les manufactures et les matériaux.

Enfin, il est de plus en plus évident que l’immobilier dans le monde, surtout canadien, est en train de diminuer. La demande en raison de l’inflation et la hausse des taux d’intérêt ne peuvent plus suivre les prix. Depuis l’an 2000, ces derniers suivaient le pouvoir d’achat (hausse des salaires et baisse des taux). Ce n’est plus le cas depuis 2 ans, il y a maintenant un écart de 46% entre les prix et le pouvoir d'achat. D’ailleurs, en 2021, la part de la construction résidentielle était de 10% du PIB canadien (4,8% aux États-Unis) et les Canadiens se sont endettés de 200 milliards (moyenne historique de 60 milliards). Cela va aussi ralentir l’inflation.

Positionnement tactique

Depuis novembre 2020, notre surperformance s’explique par notre surexposition dans les titres de reprise, aux dépens des titres qui profitaient de la pandémie. Depuis quelques mois, ces variables ne tiennent plus et les actions sont maintenant influencées par leur comportement face à l’inflation. Nous avons donc ré-analysé tous les titres que nous suivons.

Aujourd’hui, notre portefeuille d’action possède en moyenne 14% de liquidités, 15% de titres qui ne sont pas influencés par l’inflation (il y en a très peu), 42% d’actions qui profitent de l’inflation et 29% qui vont bien faire lorsque l’inflation va rebaisser.
Les compagnies qui profitent de l’inflation sont dans l’énergie, l’agriculture, la défense, la santé, l’alimentation et les télécoms. Tandis que celles qui n’en profitent pas sont la technologie, les banques, l’industriel et la consommation discrétionnaire (voyages et automobile surtout).

Le marché a très peur. Pour encore quelques mois, l’inflation restera très élevée et les banques centrales vont continuer à resserrer agressivement leur politique monétaire. Il convient toujours de rester prudent et de surpondérer les titres qui profitent de l’inflation.

L’énergie est un cas intéressant. En cas de forte l’inflation, le secteur va bien performer et c’est une assurance si la Russie étend le conflit ou si l’Europe manque d’énergie cet hiver. S’il y a peu d’inflation, ça indiquera une reprise économique à long terme ce qui ne sera pas mauvais pour le secteur. Dans tous les cas de figure, la demande est peu élastique et l’offre n’arrive plus à suivre. Les producteurs de pétrole ne réinvestissent aujourd’hui que 39% de leurs profits, du jamais vu, ce qui supportera les prix ces prochaines années.

Il est fort probable que les titres qui profitent d’une faible inflation composeront la majorité de nos portefeuilles dans 9 à 12 mois, mais il faudra que la baisse de l’inflation soit confirmée. Nous allons rester patients et prudents d’ici là.

La hausse des taux d’intérêt nous a permis de réinvestir en juin nos liquidités dans notre allocation de revenus fixes, à un taux d’environ 4.5% pour des CPG 2-3 ans et des obligations à escompte 4-5 ans (très efficace fiscalement dans les comptes taxables). Nous n’avions pas vu de telles opportunités dans cette classe d’actifs depuis plus de 10 ans. Les taux étaient de 0.5% il y a 2 ans. Cela nous permettra d’avoir un meilleur rendement dans les portefeuilles équilibrés.

Risques et perspectives à long terme

Les plus gros risques à notre théorie d’inflation plus basse d’ici quelques mois sont la reprise du Covid en Chine ainsi que la flambée de prix des matières premières si la Russie étend le conflit.

Mais l’histoire nous a enseigné qu’investir lorsque tout le monde a peur et que les investisseurs gardent beaucoup de liquidité est souvent payant à long terme, et que la crise actuelle sera bénéfique à long terme. Les prix de certains actifs ne faisaient plus aucun sens et ça va remettre des personnes dans le marché du travail.

En 1970, les marchés américains ont rebondi de 26% au deuxième semestre après avoir plongé de 21% au premier semestre. Sur les 10 plus mauvais premiers semestres dans l’histoire, le marché a remonté 9 fois au deuxième semestre, en moyenne de 16%. Et nous avons tous en mémoire la forte remontée des marchés en 2009 et en 2020 après une chute qui ressemble à juin.

Quoi qu’il advienne, nous favoriserons des actions faciles à comprendre, qui ont de bonnes marges de profits et sont des leaders dans leur industrie. Et nous allons rester très actifs pour nous adapter aux conditions changeantes du marché.